6 mars 2010

Un regard…sur l’artiste

Camille Claudel en se donnant toute entière à son art pendant plus de trente ans a réussi à inventer un langage singulier destiné à rompre son silence. Durant toutes ses années, sa création fut un exutoire. Elle a créé un monde visible, d’une étonnante puissance parce qu’il touche tous les aspects de son Être. Je pense qu’elle nous a laissé une œuvre magistrale. Plusieurs lectures peuvent en être faites. Beaucoup d’écrits littéraires, esthétiques et psychanalytiques sur cette artiste de génie ont cherché à déplier son histoire et à en analyser les contours. Sans écrit de son travail, nous sommes encouragés à avancer toujours plus loin dans l’analyse de sa peinture et de sa sculpture. Nous nous arrêtons parfois sur certains détails plutôt que d’autres. Notre regard se pose sur ce qui est perceptible et pourtant plus notre œil s’aiguise et parvient à lâcher ses repères esthétiques et plus nous entrons au cœur d’un témoignage. Nous touchons un réel sans mot, un réel mis à nu.


Fragments autobiographiques, la sculpture de Camille Claudel offre un important matériel d’analyse. Sa création révèle à celui qui prend la peine de l’observer, la révélation des blessures d’une vie. La souffrance, la cruauté, la sensualité et l’amour se mêlent tour à tour dans chacune de ces œuvres de plâtre, de marbre et de bronze. Les statues, de part leur étonnante expressivité, sont transcendées. Leur immobilité supposée laisse entrevoir une chair vivante presque palpable qui expose pour notre plus grand plaisir la composition d’allégories fortes. Ces formes lascives qui s’enlacent, se courbent ou se séparent énoncent une part d’intime, ce qui semble nous troubler inlassablement par cette émouvante puissance. Ces mains toujours au travail, un désir de création acharné, ont laissé sur la matière les traces de son indicible tourment.


Cette nouvelle exposition se présente comme une proposition et une exploration unique d’où va émerger une expérience nouvelle. Indubitablement, il nous semble qu’il reste encore beaucoup à dire et à apprendre. Cette nouvelle fenêtre que nous osons ouvrir à nouveau procède par voie de conséquence d’une rencontre singulière. En effet, notre regard va convoquer et solliciter notre engagement et une totale participation d’où pourra surgir un effet de surprise et une nouvelle analyse de l’œuvre. « Dans notre rapport aux choses, tel qu’il est constitué par la voie de la vision, et ordonné dans les figures de la représentation, quelque chose glisse, passe, se transmet, d’étage en étage, pour y être toujours à quelque degré éludé » nous dit Lacan. Aussi « Le privilège du sujet paraît s’établir ici de cette relation réflexive bipolaire, qui fait que, dès lors que je perçois, mes représentations m’appartiennent ».


Cette sculpture ne laisse pas indifférent car elle fait montre d’une saisissante existence. Tout y est mouvement. Toute sa production est touchée non par la pureté mais par la profondeur. Les détails des courbes et de l’anatomie parfois anormalement modifiés viennent accentuer la force et l’énergie d’une illustration. Le suggestif et le raffinement ne font pas partie de son dessein. Elle sculpte tout comme elle s’exprime. On ne se trouve pas face à des sentiments que peut engendrer la contemplation de beaux objets, mais on est saisi par l’impressionnante réalité de certains composants de l’oeuvre. On est touché par les sublimes attraits. ’émotion est présente et l’on éprouve des sentiments très divers non assujettis à ce que l’on voit mais par l’effet de ce que l’œuvre provoque et évoque. On a le sentiment que Camille ne garde rien et qu’elle a tout donné. Camille, ne met pas de distance dans l’expression de la pulsion. Ses allégories sont étonnamment empreintes de réalisme. La cruauté, l’abandon, l’amour, la vieillesse et l’éternelle jeunesse sont des sujets qu’elle ose aborder sans détour, sans pudeur. Tout cela est magistralement maîtrisé. L’étonnante authenticité qu’elle traduit est assujettie à quelque chose d’étrangement inquiétant d’une netteté particulière qui révèle une sculpture incarnée. Sa parfaite virtuosité lui a permis de faire corps avec la matière. En d’autres termes, ses affects, ses sentiments et toutes ses émotions ont été transcendés dans chacune de ces illustrations.


Sa sculpture se présente comme une élaboration signifiante en lien étroit avec le réel. Paul Claudel écrit « Ce qui nous saute aux yeux en tant que principe de l’œuvre entière c’est du vide, créé, c’est cette espèce d’ogive tragique, cet espace, cette distance que crée un bras en fonction déjà de son arrachement à la main » . Cette description de L’âge mûr, œuvre grandiose fait immanquablement surgir un sentiment étrangement inquiétant. La jeunesse représentée par une jeune femme agenouillée, implorante est isolée d’un couple aux corps et aux visages vieux et émaciés mettant en scène une jeunesse qui s’étiole au profit d’une vieillesse avilissante puis d’une mort inéluctable. Cette métonymie de la vie et de la mort, que Camille déplie sous nos yeux par l’exposition de corps en ruine, de visages meurtris et des mimiques de crispation, est un regard porté sur elle-même et sur l’histoire de l’humanité. Cet anéantissement inéluctable du sujet ici représenté produit un profond sentiment d’angoisse. La mort juche tous les espaces, et tous les vides de cette œuvre et souligne une part de réel. Je pourrais dire que ce dernier se présente à moi tel une énonciation venant révéler ce qu’il en est de la structure de l’inconscient.


Toutes les critiques s’accordent sur un point précis, L’âge mûr est autobiographique et pour moi ce monument prend valeur de message au sens où il se présente comme une vérité inconsciente. C’est cette vérité que je vais tenter d’approcher et de déchiffrer tout au long de ce travail. Ma position n’est en effet pas celle d’une historienne de l’art mais bien celle d’une clinicienne qui cherche à traduire ce que « ça montre ». Les statues sont faites pour être regardées et provoquer chez celui qui viendra poser son regard sur elles des sentiments les plus divers. Ce qui devient intéressant d’un point de vue analytique, c’est que ce « ça montre » énoncé par Lacan nous conduit sur la voie du champ du rêve. Il me semble que le rêve, omniprésent, introduit quelque chose qui se donne à voir gratuitement, et « où se marque pour nous la primitivité de l’essence du regard ».


L’œuvre qui suscite pour ma part, depuis de nombreuses années, un engouement et une fascination forte, n’engendre plus chez moi les mêmes désirs. Notre regard s’est aiguisé. Nous n’avons plus envie de rester attachée à une description et une analyse esthétique de cette sculpture. Notre objectif est aujourd’hui ailleurs. Le sens véritable de notre démarche sera de prendre garde à ne pas confondre fascination esthétique et élaboration théorique pour proposer un regard et une réflexion sur des questions clés qui aborde l’œuvre dans son originalité.